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1 novembre 2016 2 01 /11 /novembre /2016 08:24

"Et ce long sifflement, qui est aussi une plainte... Et personne... Mais dans un coin ignoré, ce personne chante en langue étrangère..." Eugeni d'Ors (Les ports en hiver, 1914)

Le Barcelone de 1916 est une ville qui connait de grandes transformations. Depuis la fin du 19ème siècle, la ville s'agrandit : c'est l'Eixample (expansion en catalan) construite selon le plan géométrique de Ildefons Cerda. De nombreux architectes sont appelés pour bâtir des immeubles le long des nouvelles avenues qui s'étirent du quartier gothique à la colline du Tibidabo : Antonio Gaudi et sa Casa Mila dite "La Pedrera" (1906-1910), Josep Puig i Cadafalch et sa Casa Terrades dite "Casa de les Punxes" (1903-1905), Lluis Domenech i Montaner et son hôpital de Sant Pau (1902-1912) ainsi que son Palau (palais) de la Musica catalana (1905-1908). Si le Parc Güell de Gaudi et le Marché de la Boqueria ont été achevés en 1914, la Sagrada Familia est toujours en construction en 1916 (et ce depuis 1883).  

Barcelone devient, durant les années de conflit mondial, la nouvelle capitale de l'art. La galerie Dalmau, fondée en 1910 par le marchand d'art Josep Dalmau, se trouve au 18 de la carrer de la Portaferrissa, entre la cathédrale et la Rambla. La galerie devient rapidement le point de ralliement des artistes français. Dès sa création, plusieurs expositions y ont été organisées dont une exposition d'art cubiste (du 20 avril au 10 mai 1912) qui présentait des œuvres de Jean Metzinger, Juan Gris, Marcel Duchamp, Fernand Léger et Albert Gleizes. Du 29 avril au 14 mai 1916, une exposition est consacrée aux peintres russes Serge Charchoune et Hélène Grunhoff. Le peintre Albert Gleizes y expose seul pour la première fois du 29 novembre au 12 décembre 1916.

A Barcelone, tous ces artistes retrouvent l'ambiance du Montparnasse d'avant-guerre avec ces bals et ces cafés : cafés des Ramblas, music-halls du Paralelo, bars où l'on écoute du flamenco dans le Raval. La danse est un élément important dans l'œuvre de Gleizes. Parmi la trentaine de pièces exposées à la galerie Dalmau en décembre 1916, œuvres réalisées à New York (Gleizes y a séjourné en 1915) et à Barcelone, on peut y voir "Danseuse espagnole" et "Gitane".

L'Espagne de 1916 est le pays où se produisent les Ballets russes. La troupe de Serge Diaghilev qui vient de s'y réfugier se produit à Madrid, Barcelone et San Sébastian à l'invitation du roi Alphonse XIII, après avoir passé six mois en Suisse en 1915 et après une tournée aux Etats-Unis. Du 19 au 26 août 1916, les Ballets russes sont à San Sébastian, lieu de villégiature du souverain depuis que sa mère, la reine Marie-Christine de Habsbourg (épouse de Alphonse XII), y a fait bâtir le Palais Miramar qui donne sur sa baie en forme de coquille (la bahia de la Concha) et son île de Santa Clara. Au Teatro Victoria Eugenia sont créés deux ballets : Las Meninas d'après le tableau de Velasquez et Kikimora, joli conte pour enfants sur une musique de Anatoli Liadov (décédé en 1914) et chorégraphié par Léonide Massine. On y danse aussi Petrouchka, Le Prince Igor, Les Sylphides. Ces représentations placent San Sébastian dans une situation privilégiée alors que les Ballets russes créaient principalement leurs spectacles à Paris, Londres ou Monte Carlo.

Les artistes n'oublient pas cependant que la guerre fait rage en Europe. Juliette et Albert Gleizes sont informés, durant leur séjour à Barcelone, des nouvelles du front par les journaux français qui leur parviennent chaque jour. Juliette Gleizes écrit :

"Barcelone

exil des ramblas

paseos déserts

Siestes (...)

(le train de Paris apporte chaque matin les journaux de la veille.)"

Le livre de Henri Barbusse, Le feu, remporte le Prix Goncourt en 1916. "C'est aussi à Barcelone que nous lûmes Le feu, dira Juliette Gleizes. Plus encore que sa férocité la monstrueuse imbécillité de la guerre s'étalait en trois cents pages."

"Voilà-t-il pas qu'on voit un Boche, deux Boches, dix Boches, qui sortent de terre - ces diables gris-là ! - et nous font des signes en criant : "Kamarad ! Nous sommes des Alsaciens", qu'i' disent en continuant de sortir de leur Boyau International. (...) Et v'là qu'on travaille chacun de son côté, et même qu'on parle ensemble, parce que c'étaient des Alsaciens. En réalité, i'disaient du mal de la guerre et de leurs officiers. Not' sergent savait bien qu' c'est défendu d'entrer en conversation avec l'ennemi et même on nous a lu qu'il fallait causer avec eux qu'à coup de flingue." (1)

Au début de l'automne 1916, John Dos Passos embarque pour Bordeaux sur l'Espagne malgré les menaces que fait peser la guerre sous-marine. "Les gens informés avaient beau prétendre que les bateaux de la ligne française ne risquaient pas d'être torpillés, parce que la famille impériale autrichienne possédait des actions dans cette compagnie, quatre-vingt passagers n'en avaient pas moins annulé leurs passages au dernier moment." (2) Le jeune homme qui se dirige vers l'Espagne avec des lettres de recommandation obtenues grâce à son père, s'installe à la pension Boston, près de la Puerta del Sol, à Madrid, au moment où Wilson est réélu président des Etats-Unis. "Il trouve tout charmant : la courtoisie espagnole, les veilleurs de nuit à longues capes qui ouvrent les portes des maisons la nuit, le tapage et les fortes odeurs de la ville." (2) C'est ainsi qu'il rencontre Juan Ramon Jiménez et Valle Inclan. Entre deux excursions à Tolède et dans la Sierra de Guadarrama, l'étudiant natif de Chicago sort beaucoup avec ses amis américains comme lui, dont Roland Jackson dit Roly - qui "s'était engagé dans l'artillerie et avait été tué à peine arrivé au front" (2) et Lowell Downes. "Un des agréments de la compagnie de Roly et de Downes était qu'ils aimaient boire. Aucun de mes amis espagnols ne buvait plus d'un verre de vin et beaucoup ne buvaient que de l'eau. Notre meilleure soirée se passa dans une brasserie allemande appelée "El Oro del Rhin". Nous mangeâmes et bûmes beaucoup au dîner puis je les emmenai voir Pastora Imperio. Je l'avais déjà vue. J'estimais que c'était la plus grande danseuse de tous les temps. Nous étions hors de nous. Enfiévrés par le flamenco nous retournâmes à l'Oro del Rhin." (2) Pastora Imperio - dont le nom a été mentionné dans notre article du 26 octobre 2016 - était une danseuse (bailaora) de flamenco, née à Séville en 1889. De son vrai nom, Pastora Rojas Monje, elle était la fille de La Mejorana, elle-même danseuse à la carrière écourtée pour cause de nuptialité, mais qui avait révolutionné "la danse avec son jeu de bras, en les levant beaucoup plus que ce qui s'était toujours fait jusqu'alors". (3) Sa fille l'imita et fut "remarquée par son jeu de bras. Fit connaître plus amplement la danse qui utilise une traîne. Chantait et récitait des poèmes aussi. A gagné sa réputation en dansant le garrotin et la farruca". (3)

Tandis qu'Albert Gleizes exposent ses danseuses à la fin de cette année 1916, Pablo Picasso arrive à Barcelone pour y passer les fêtes de fin d'année avec sa famille. Mais cette apparente tranquillité au pays du flamenco est trompeuse. Le séjour des artistes français dans la péninsule ibérique n'est pas sans risque :

- Le 13 avril 1916, les peintres Robert et Sonia Delaunay, qui vivent au Portugal depuis le début des hostilités, sont accusés d'espionnage en faveur de l'Allemagne par le consulat de France à Porto où Sonia venait chercher un passeport afin de pouvoir se rendre à Barcelone. On les accuse de communiquer avec l'ennemi au moyen de disques colorés (le fameux cubisme orphique cher à Apollinaire). De plus, de la correspondance en allemand est trouvée dans les bagages de Sonia. Il s'agit en réalité de lettres sans importance qu'elle a reçues de ses amis artistes.

- Après l'exposition de décembre 1916 à la galerie Dalmau, le couple Gleizes est dénoncé comme espion. Otto von Watgen, époux de Marie Laurencin, grand buveur et grand bavard avait convaincu un vice-consul qu'il faisait partie du contre-espionnage et mêla même le peintre Francis Picabia à l'affaire. Les Gleizes décident alors de quitter Barcelone pour New York.   

(1) Le feu de Henri Barbusse, prix Goncourt 1916.

(2) La belle vie par John Dos Passos (Mercure de France, 1968).

(3) Guide du flamenco par Luis Lopez Ruiz (L'Harmattan 2003).

Sources :

Catalogue de l'exposition "Albert Gleizes, le cubisme en majesté" au Musée Picasso, Barcelone (2001) et au Musée des Beaux-Arts de Lyon (2001).                        

Barcelone : panorama depuis la colline du Tibidabo.

Barcelone : panorama depuis la colline du Tibidabo.

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