C'est en 1946 qu'Edouard Glissant quitte son île natale, la Martinique, pour aller suivre ses études à Paris. Il a alors dix-huit ans. En 1953, il obtient une licence de philosophie puis des diplômes d'études supérieures en ethnologie. Au début des années quatre-vingt, il est appelé à l'UNESCO et devient le directeur du Courrier de l'Unesco. Il quitte l'organisation internationale en 1988 pour accepter la proposition qui lui est faite aux Etats-Unis d'un poste de Distinguished Professor à l'université de Louisiane (LSU, Louisiana State University, à Baton Rouge). En 1993, il publie Les grands chaos dont Bayou constitue l'un des chapitres :
- Présentation
Au large du Meschacebé, Père des Eaux. Le paysage, horizontal à vertige, qui suit le cours de la rivière Atchafalaya. Il rencontre celui, obstiné en hauts et abîmes, qui en Martinique va de Balata au Mont Pelé, par la route de la Tracée. Approche d'un temps primordial, terre et eaux mêlées, où le rythme de la voix est élémentaire : Ici, battu de huit cadences. Tous se fond en cette mer et cette terre : Mythologies, la nuit africaine, le Vésuve imaginé, les caribous du Nord. L'écho-monde parle indistinctement. Le langage de l'Ile promet de s'accorder avec celui du continent, la parole archipélique avec la dense prose étalée. Un chant désarticulé en roches raides, sur la trace qui mène du conte au poème. Ainsi : "Boutou", bâton de mort, instrument de commandeur. "Grand-dégorgé", Caraïbe qui s'est jeté avec les siens du haut de la falaise, refusant Habitation... Les lis s'enmeurent, pourrissement fertile, par la grâce des dieux disparus. Mémoire de cette eau. Saisissement des avenues.
Que renaissent les lis sauvages
Renaissent les dieux en amont
Vrais dieux, vraies hordes, les Saturne
Ogoun, les sirènes, les lis
La mer sagace est entrée là
Elle a plani surface, elle a
Fêlé aux broussailles son val
Egalé souffrance et frontal
Ce qui reste de jour s'enferme
Dans un bord d'eau sous un ventail
Un homme y joute à ce travail
En parentale décimée
Les mousses-tain étaient d'Espagne
Et de Pérou la mer si proche
Attendez que s'y marque l'an
Sur une rose qui ne vèle
Quel, augure de mélaisser
La rumeur qui tarit là-bas
Au noeud de branche où prend l'ennui
Recroquevillé lentement
La hottée de lentisques va
De chaussée en Golfe, le jour
A mis son eau dans la nuit claire
Et s'y mire de nuit sérère
Tout penche au silence et régale
A l'indécis des Vésuviers
Un caribou que vent n'achève
Un frais de houx qui ne dévire
Quel, augure de délacer
Le nid où sont nassés les mots
Turbulence tourbe nouées
Dans une faille qui chavire
Où vont les aptes Maléfices
Qui courent les sèves en fruit
Où, les embrassures de terre
Les embruns d'air déraisonné
N'attendez que défaille à cru
Aux idées qui tombent des Ombres
Cela qui pousse loin devant
La paille en or au clairin dur
Il n'y faut qu'un étal de larmes
Lis sauvage ou horde en haut mont
Ne faut qu'alarme et faute bise
Et que la rame lame au fond
Tombe et lève rien qu'une auto
Qui navigue en un pays fou
Il y mesure l'esu des mots
A l'ouvrage de vos glouglous
Et revient à cadence frèle
Au risque ardent de ses matins
Les cohées y fuient en dérade
Et s'y meurtrirent les oiseaux
*
Ras du sel de mai, cayali
Qui scellait étoile en midi
Sa voyance est de plume folle
Il s'est noyé dans un mécrit
D'ombre, bois durci, sucrier
Nom de cri plus que doux-mis
A tous chemins inachevés
Nous avons garé son dédit
Ortolan, dont on dit le rythme
Zortolan zortolan bénis
Leur nuage a péri, leur vent
A tourné en mévent maudit
Nous crions : C'est un bout de terre
Sur un Vaisseau de paradis,
Pipiri, touffe qui s'achève
Où s'effarent les hauts de nuit
Frégate ah frégate, navire
Qui n'est yole ni gommier bleu
Tu ne poses plume en corolle
Plus jamais sur les chadrons gris
*
Oiseaux zouézo gibiers partis
Où sont allés les tire-d'ailes
Flambants, messagers, tourterelles
Tant de souffles y ont tari
D'alors jusqu'à dorénavant
La feuille en la boue ruisselle
La racine d'eau fait liane
A l'arbre dont l'île est le fruit
Venait aux hâles de la gamme
Qu'avaient chantée les xamanas
La terre n'osait poser rame
A fond de l'Atchafalaya
Dieux perdus, qui cherchez travail
A séparer terres et nues
Quand l'eau hue au gras du feuillage
Sa rumeur jaune, sa massue
De la branche pend l'Ennemi
Recroquevillé sourdement
Nord et sud se sont immolés
Dans son mauve crucifiement
Mots d'îles mots de continent
Broussaillaient ce même chemin
Un pseudo saule vient lambin
Causer un lent tamarinier
Cela qui est horizontal
Plus que savane démarrée
Plus que noce qui se défait
Monte aux trois pattes d'un cheval
*
Bélès Boutous Mont-à-Missié
Assurés pas peut-êtrement
Falaise à vent, Grand dégorgé
Rache-fale qui prend balan
*
Bélè, bel air et beau serment
Du poème qui tourne à conte
Et dont le rythme ne mécompte
La prose plate du marais
Fale, falaise des aisselles
Que sueurs ravinent d'autant
Nous ne sommes sûrs que de vent
De bâton, ne frayons que laisse
Frayons mots que nous dérivons
En huit tambours de long antan
Mots qui font qu'homme bêche en boue
Et que pays souque patience
La mer remonte à tant d'enfance
Elle a pleuré sa face elle a
Tracé brousses dans Bezaudin
Equarri sable et vases fous
Fusent les dieux loueurs de houes
Etales noyés au chemin
Qui crochaient les palétuviers
Aux épyphites du bayou
Et que meurent les lis sauvages
Sous les ramiers de Balata,
La Tracée mêle en son nuage
L'eau qui piète aux boucans d'en-bas.
Photo : Sur les bords du Mississippi en Louisiane.