"Picasso entendit du Strawinsky pour la première fois, à Rome, avec moi, en 1917." Jean Cocteau dans Le Coq et l'Arlequin
C'est Edgar Varèse qui présenta Jean Cocteau à Pablo Picasso à la fin de l'année 1915. Puis Cocteau présenta Diaghilev à Picasso l'année suivante au cours de laquelle Picasso et Cocteau se mirent d'accord pour composer un spectacle sur une musique d'Erik Satie qui serait dansé par la troupe des Ballets russes de Diaghilev : Parade. C'est à Rome que Picasso et Cocteau rejoignent Diaghilev et sa troupe pour les répétitions avant la première représentation à Paris.
"Pour le ballet Parade (livret de Cocteau et musique d'Erik Satie), sorte de collage cubiste mélangeant chorégraphie classique, personnages du cirque et du music-hall, effets cinématographiques et ambiance de fête foraine, il (Picasso) crée les personnages des 'managers'. Ces immenses constructions cubistes, qui évoluent sur scène en contrepoint des danseurs, sont conçues comme des parties mobiles du décor de fond évoquant l'architecture américaine, et elles bouleversent les rapports de l'acteur avec le décor. Le choc visuel est redoublé par le rideau de scène dont l'inspiration italienne baroquisante tranche sur les dissonances modernistes du spectacle." (*)
Jean Cocteau raconte dans une lettre à Paul Dermée datée de 1917 et publiée ensuite dans Le Coq et l'Arlequin comment s'est monté le spectacle appelé Parade : "Dans la première version les Managers n'existaient pas. Après chaque numéro de Music-Hall, une voix anonyme, sortant d'un trou amplifacateur, chantait une phrase type, résumant les perspectivres du personnage.
Lorsque Picasso nous montra ses esquisses, nous comprîmes l'intérêt d'opposer à trois chromos, des personnages inhumains, surhumains, qui deviendraient en some la fausse réalité scénique jusqu'à réduire les danseurs réels à des mesures de fantoche.
J'imaginai donc les 'Managers' féroces, incultes, vulgaires, tapageurs, nuisant à ce qu'ils louent et déchaînant (ce qui eut lieu) la haine, le rire, les haussements d'épaule de la foule, par l'étrangeté de leur aspect et de leurs moeurs.
A chaque phase de PARADE, trois acteurs assis à l'orchestre, criaient, dans des porte-voix, des réclames grosses comme l'affiche KUB, pendant les poses d'orchestre.
Dans la suite à Rome, où nous allâmes avec Picasso rejoindre Léonide Massine pour marier décor, costumes et chorégraphie, je constatai qu'une seule voix, même amplifiée, au service d'un des managers de Picasso, choquait, constituait une faute d'équilibre insupportable. Il eût fallu trois timbres par manager, ce qui nous éloignait singulièrement de notre principe de simplicité.
C'est alors que je substituai aux voix le rythme des pieds dans le silence."
Cocteau et Picasso ont passé l'hiver 1917 à Rome pour monter le spectacle Parade : "Je n'oublierai jamais l'atelier de Rome. Une petite caisse contenant la maquette de PARADE, ses immeubles, ses arbres, sa baraque. Sur une table, en face de la Villa Médicis, Picasso peignait le Chinois, les Managers, l'Américaine, le cheval, dont Madame de Noailles écrivit qu'on croirait voir rire un arbre, et les Acrobates bleus comparés par Marcel Proust aux Dioscures." (Picasso)
"A Rome, en 1917, je ne regardais pas Rome. Je n'avais d'yeux que pour mon collaborateur. Nous habitions un hôtel qui fait la roue par derrière avec son jardin et qui, par devant, donne sur la place du Peuple. Impossible de voir les chefs-d'oeuvre. Il suffisait que nous décidions de visiter une église, un palais, pour nous casser le nez contre une pancarte.
La nuit, nous quittions l'hôtel Minerva, où habitaient les danseuses russes, et nous traversions une ville faite en fontaines, en ombres, en clair de lune.
Tous changeait d'échelle. On visitait les coulisses de Rome. On voyait comment elle est plantée.
J'ignorais Chirico. Il m'aurait aidé à déchiffrer Rome, principalement vide, au clair de lune, s'il avait pu me distraire du spectacle de Picasso." (Le Mystère laïc)
"Il est inutile, poursuit Cocteau, de raconter encore le scandale de Parade en 1917 et son succès en 1920. L'important est de consigner l'aisance avec laquelle Picasso empoigna le théâtre comme il avait empoigné le reste." En effet, le spectacle fit scandale au théâtre du Châtelet en mai 1917. L'année suivante, Picasso épousait une des danseuses de la troupe des Ballets russes : Olga Khokhlova.
La musique de Satie avait fait scandale comme le reste. "Erik Satie (1866-1925), personnage étrange et falot, bohème montmartrois plein de fantaisie, accompagnateur et fournisseur de Paulette Darty, la reine de la valse 1900, était un humoriste à froid qui déconcertait les témoins de sa vie cocasse de Mage de la Rose-Croix, prodigue d'excommunications calligraphiées sur parchemin, et de pianiste de cabaret s'amusant à agglomérer au piano des grappes de notes rendant un son insolite", explique Emile Vuillermoz dans son Histoire de la musique. Pour Cocteau, "Satie est le contraire d'un improvisateur. On dirait que son oeuvre est toute faite d'avance et qu'il la dégage note par note, méticuleusement. Le public est choqué par le charmant ridicule des titres et des notations de Satie, mais il respecte le formidable ridicule du livret de Parsifal. Satie enseigne la plus grande audace à notre époque : être simple. N'a-t-il pas doné la preuve qu'il pourrait raffiner plus que persone ? Or il déblaie, il dégage, il dépouille le rythme. Est-ce de nouveau la musique sur qui, disait Nietzsche, 'l'esprit danse', après la musique 'dans quoi l'esprit nage' ? Satie regarde peu les peintres et ne lit pas les poètes, mais il aime à vivre où la vie grouille ; il a l'instinct des bonnes auberges ; il profite d'une température." (Le Coq et l'Arlequin)
Les costumes de PARADE sont exposés à la Caixa Forum de Barcelone jusqu'au 15 janvier 2012.
(*) Extait de L'ABCdaire de Picasso, article de Brigitte Léal (Flammarion)