Cadaquès, village de pêcheurs, longtemps isolé au fond de sa crique que domine le pic du Peni (613 mètres), est devenu un lieu où la foule se presse, ainsi qu'à Portlligat, à deux pas de là, attirée par les souvenirs de Salvador Dali. Mais avant d'être le port d'attache du génie catalan, Cadaquès avait accueilli un autre peintre espagnol : Pablo Picasso ; c'était en 1910. On sait que Picasso a séjourné à Horta d'Ebre avec Fernande Olivier. Son tableau "Horta d'Ebre ou de San Joan" (1909) est à l'Ermitage de Saint-Petersbourg. Mais le vent a poussé le peintre jusqu'à Cadaquès qu'une méchante route étroite et sinueuse reliait à Roses. Ce séjour, en juillet-août 1910, est relaté par Gertrude Stein dans son essai sur Picasso (1938) : "Dès lors, le cubisme est en marche (*). Picasso, rentrant d'Espagne en 1910, retourne rue Ravignan. Mais c'est pour peu de temps. Il déménage d'un atelier dans un autre, toujours dans le même immeuble, ensuite boulevard de Clichy, et lorsque le cubisme est vraiment créé, c'est-à-dire au moment des tableaux de "Ma Jolie", Picasso quitte la rue Ravignan, Montmartre, et n'y revient jamais.
(*) En 1908, Picasso peint déjà quelques paysages cubistes à la Rue-au-Bois, près de Creil, puis en été 1909 il fait un séjour en Espagne, à Horta-de-Ebro, près de Tolosa. En 1910, il fait un séjour en Espagne, à Cadaquès, où Derain vient le rejoindre."
Cadaquès a, bien sûr, attiré d'autres peintres comme Josep Mompou (1888-1968). Son tableau "Cadaques" qui date de 1926 est au MAMB (Musée d'Art moderne de Barcelone). Mais l'enfant du pays s'appelle Salvador Dali. Né en 1904 à Figueres, ses parents possèdent une proporiété à Cadaquès où le jeune Salvador a passé tous les étés de son enfance et où il installe un atelier. En 1924, il peint "Port Alguer" (musée Dali de Figueres) et Penya-Segat - Falaise ( collection particulière) en 1926.
En 1929, alors qu'il est à Paris pour présenter ses oeuvres, il propose à un marchand belge, Camille Goemans, qui expose rue de Seine, et à Paul Eluard de passer l'été à Cadaquès et de venir voir son atelier. Gala, l'épouse de Paul Eluard, d'abord réticente, se laisse convaincre et ils partent avec leur fille Cécile pour le petit port catalan. Dominique Bona raconte ce séjour dans son ouvrage "Gala" : "Depuis la frontière, au col du Perthus, le voyage semble ne plus devoir finir : après les couleurs riches et chatoyantes de la Catalogne française, ses champs de vignes et d'abricotiers au pied des montagnes en ombres violettes, ses pêchers chargés de fruits, ses amandiers, ses chênes-lièges, les contreforts des Pyrénées ont débouché sur l'Ampourdan, une vallée monotone et peu riante, où l'horizon se rétrécit, devient plus austère et plus gris. Très loin de la Côte d'Azur, si fleurie, si coquette, ce Sud catalan, tout nouveau pour Gala, ne cherche pas à plaire. (...) Lorsque Paul et Gala, avec Cécile, arrivent à Cadaquès, en plein mois d'août, au coeur de l'été catalan, ils s'installent au village, à l'hôtel Miramar où les ont précédés les Magritte et les Goemans.(...) Camille Goemans, qu'accompagne Yvonne Bernard, a déjà exposé, dans sa galerie de la rue de Seine, Hans Arp - l'ami strasbourgeois de Max Ernst - et un jeune peintre à demi américain, aux toiles hantés par des visions, Yves Tanguy. Il parraine les débuts de René Magritte, son compatriote belge, trente et un ans, qu'André Breton vient d'accueillir à Paris, où il a l'intention de se fixer, et qui est venu à Cadaquès, dont les couleurs l'ont conquis, pour travailler, pour peindre. Il a emmené sa femme, Georgette."
A Cadaquès, Dali passait souvent des moments de rêverie avec Gala : "Septembre 1953, le 7. - Dimanche hypersphérique. Gala et moi, nous allons avec Arturo, Joan et Philips jusqu'à Portolo. Nous débarquons dans l'île Blanca. C'est le plus beau jour de l'année." Mais Dali invitait aussi souvent à Cadaquès de grandes personnalités dont des têtes couronnées : "Septembre 1956, le 8. - Des amis me téléphonent que le roi Umberto d'Italie va venir nous visiter. Je commande l'orchestre de sardanes pour qu'il vienne jouer en son honneur. Il sera le premier à marcher sur le chemin que je fais reblanchir. Ce chemin est entouré de pommes grenades. A l'heure de la sieste, je m'endors en pensant à l'arrivée du roi qui enfilera par leurs petits trous deux jasmins à la pointe de mes moustaches." (deux extraits de "Journal d'un génie") Le capitaine Peter Moore, secrétaire de Dali, donne plus de détails sur les visites royales : "La dernière fois que le roi lui a rendu visite, Dali l'avait invité à déjeuner chez lui. Le roi et son aide de camp, un général italien, s'assirent à une table débordant de nourriture : du caviar, des rougets, du poulet, des plats catalans, du chorizo, du fuet et du butifara, le tout arrosé d'un excellent vin rouge.
Après déjeuner, Dali et le roi se mirent à la terrasse de devant pour dominer la baie. Quand les pêcheurs du coin se sont arrêtés pour adresser leurs salutations, Dali vit une chance de faire la démonstration de son 'mode de vie d'inspiration démocratique', comme il disait. Avec beaucoup d'aplomb, il offrit aux indigènes ce qu'il restait de la grosse boîte de caviar.
Nous avons découvert plus tard que, sitôt qu'ils avaient tourné au coin, les pêcheurs avaient reniflé le caviar avec méfiance et décrété qu'il ne s'agissait de rien d'autre que de poisson pourri. Ils avaient tout jeté dans la propre poubelle de Dali." (Capitaine Peter Moore, "Flagrant Dali")
Josep Pla (1897-1981), écrivain et journaliste, a écrit sur Cadaquès et sa description dit bien l'attrait que les peintres ont eu pour cet endroit : "La mer, oléagineuse, dense, immergée dans un calme savoureux, réflète trois ou quatre plans d'ombres successives : la minéralogie immédiate, la moyenne montagne -les oliviers, les vignes, les garrigues-, les hautes montagnes. A contre-jour du soleil couchant -contre-jour reflété, indirect, sans les exhalaisons théâtrales et dramatiques du coucher de soleil classique-, les plans d'ombre s'éloignent et s'éclaircissent de la terre vers la mer. Les eaux, veloutées de noir, de terre de Sienne, et de sang par les falaises immédiates, s'effilochent en un vert sombre à cause du reflet des oliveraies ; s'irisent de rose d'opale grâce à la projection des crêtes, effleurées par la morbide lumière du crépuscule lointain. L'agonie fugace de ces couleurs se mélange avec l'immensité de la mer -étain fondu- à travers l'évanescent turquoise pâle, le carmin évaporé, l'éburnéenne cambrure amincie. On n'entend rien."