Revenons aujourd'hui sur les événements qui ont provoqué en avril 1931 la fuite du roi Alphonse XIII et l'avènement de la IIème République en Espagne :
"Le 11 avril, j'assiste à un déjeuner diplomatique où sont présentes beaucoup de personnalités de l'aristocratie. L'inquiétude règne mais pas avec une totale perte de confiance. Une dame de sa majesté la reine, distinguée et élégante, à côté de laquelle je suis assis, me dit, en référence aux républicains :
- Ils sont perdus. Le roi est immortel.
Dans l'après-midi, je me rends au ministère d'Etat pour raisons de service. L'ambiance est apparemment tranquille. Mon ami don José de Landecho, qui introduit les ambassadeurs, m'indique que "les nouvelles sont favorables". Il admet que "dans le pire des cas, les élections donneront un résultat nul".
- Nous sortirons à égalité.
Cet espoir de ballotage ne me procure pas une impression de bon augure.
Le dimanche 12, le scrutin est ouvert à huit heures du matin. A la Puerta del Sol, je rencontre Federico Garcia Lorca. Il est plus intéressé qu'enflammé. Nous nous assayons pour prendre un café. De nombreux taxis circulent arborant sur leurs carrosseries des slogans pro-républicains. Ils sont bruyamment applaudis par des badauds qui sont aussitôt dispersés par des agents de sécurité.
Dans la nuit, le résultat électoral est si écrasant que je viens à en douter. A quatre heures du matin, nous nous séparons harassés de fatigue.
Le 13 est un jour d'excitation inénarrable. Il n'y a pas de journaux le lundi en Espagne, ce qui favorise la circulation des rumeurs les plus extravagantes. Le gouvernement, toujours en place, maintient l'ordre. Mais naissent des tumultes indescriptibles.
De l'avenue monte la rumeur croissante des cortèges en délire. Le spectacle qui règne dehors est important. La police fraternise avec ceux qu'elle poursuivait hier. On dit que le drapeau tricole républicain flotte en divers endroits.
Dans la nuit - la vie suit son cours -, j'assiste à l'hôtel Ritz à un grand souper offert par l'ambassadeur d'Allemagne, qui a envoyé ses invitations depuis quinze jours. Personne n'est devin. Malgré qu'autour des tables couvertes de fleurs on dénombre vingt-deux chaises vides, l'assistance aristocratique est nombreuse. Une fête funèbre, lugubre, épuisante, dans une grande élégance et la splendeur des croix en or et des bijoux rutilants.
Après le dîner durant lequel peu firent cas des délicieux mets apportés par les mains gantées des serveurs, l'orchestre se met à jouer un air de la Veuve Joyeuse, invitant en vain au bal.
Le jour suivant sera pour moi un jour inoubliable. L'aspect de la ville. Les groupes défilant et portant bien haut le drapeau républicain, chantant La Marseillaise.
Madrid, libre de restrictions, livrée à sa propre volonté, sans police, sans gardes, sans agent d'autorité d'aucune espèce ... Et un délire sain, exempt de violences : une fête de printemps avec des chants et des jotas dansées dans la rue. Révolution exemplaire." (1)
Un gouvernement provisoire est alors formé avec Miguel Maura, oncle maternel de Jorge Semprun, en tant que ministre de l'Intérieur.
"La mère de Jorge Semprun est très liée à ce frère politiquement engagé et dont elle suit entièrement l'aventure allant jusqu'à demander aux enfants de remonter le gramophone pour qu'on entende La Marseillaise, qui est alors le chant de ralliement, sinon l'hymne, de la République. Mais surtout, c'est elle qui accroche aux balcons de l'appartement du 12 de la calle Alfonso XI les oriflammes rouges, jaunes et violets, lors de la victoire républicaine aux élections du 14 avril 1931.(...) C'est la seule maison du quartier à le faire. En fermant bruyamment fenêtres et volets, les voisins de la famille Semprun-Maura pensent pouvoir effacer la République... Voici une belle leçon de politique. L'enfant est traumatisé au bon sens du terme. Car on peut l'être parfois... Il est mis au ban de la petite société du quartier, mais il est "fier, très fier" du geste symbolique de sa mère, il approuve son courage." (2)
(1) d'après En Espana con Federico Garcia Lorca de Carlos Morla Lynch (1885-1969), diplomate chilien en poste à Madrid durant la IIème République et la guerre civile.
(2) Le Madrid de Jorge Semprun, Gérard de Cortanze (Editons du Chêne, 1997).